Jour 1
Elle me paraît bien lointaine, l'époque où l'on pouvait tourner la clé de la porte de son appartement, fermer celle de l'immeuble et s’en aller, le cœur léger.
Bien sûr, les risques existaient. Il y avait des chances que cela arrive, disons, une fois tous les dix ans. Mais les vols concernaient principalement les quartiers cossus, les villas, les bijoutiers et les commerçants installés dans les ruelles mal éclairées.
Je ne saurais dire à quand remonte la rupture.
Jour 2
Finalement, nos appartements ne nous appartiennent plus vraiment. On y dort, on y mange, on s’y lave, on reçoit des amis, mais un total détachement affectif s'est produit. Ce n'est plus mon appartement, mais un appartement. Celui dans lequel je vis en ce moment.
Ce changement est perceptible dans le langage même des gens. On dit désormais Je rentre à l'appartement. Comme on parlait à l'époque d’un logement qu'on louait à la montagne ou à la mer, le temps des vacances. Je rentre à la maison… voilà ce que l'on n'entend plus.
Jour 3
C'est un miracle que cette machine à écrire soit encore là. En la trouvant dans un talus près du parc, je ne pensais pas pouvoir la garder plus de deux jours. Etienne et moi l'avons réparée durant le week-end. Toutes les branches des lettres étaient agglutinées les unes aux autres. L'encrier connaît des ratés, mais dans l'ensemble, tout fonctionne.
Voyant le plaisir que j'ai à écrire ce journal en tapant lentement sur cette machine ancestrale, Etienne a décidé de la souder au bout de la table du salon, qui est elle-même soudée au sol. Nous voilà pris dans une tentative d'attachement aux objets, elle aussi d'un autre temps.
Cela fait longtemps que les gens n'utilisent plus d'ordinateur ou de téléphone pour leurs communications. On les pensait indispensables. Mais ils terminaient tous leur courte et onéreuse vie dans les mains de quelqu'un d'autre, démontés, revendus, disparus. Les assureurs ne remboursent plus le « vol simple » depuis une dizaine d'années. Les ordinateurs et les téléphones ont donc cédé leur empire à la lettre manuscrite. La poste a réengagé les gens qu'elle avait mis à la porte ces dernières années. Tous les paiements se font à travers elle. Toutes les correspondances également. Leur architecture tient désormais plus du bunker que de l'épicerie en tous genres qu'elle était devenue avant de disparaître.
Jour 4
L'appartement que j'habite en ce moment est composé d’une pièce, composée d’une table en bois et de quatre chaises et d'une cuisinière avec trois casseroles soudées aux plaques. Une autre pièce abrite une douche, des WC et un lavabo. Nous dormons dans un lit dont les sacs de couchage sont cousus au matelas. Le matelas est cloué au sommier, lui-même cloué au lit. Les pieds du lit sont soudés au sol. Quand cela est possible, tout est soudé ou attaché de manière à ne pas pouvoir être emporté. On a développé des techniques sophistiquées de lavage pour maintenir ces nouvelles installations propres, malgré tout.
Les frigidaires étant devenus convoités, on y a renoncé. Un tel achat représente une somme que l'on ne peut plus s'offrir depuis que j'attends un enfant. Heureusement, la cheminée datant de la fin du XIXème siècle permet de nous chauffer durant l'hiver et d’économiser des frais de chauffage.
Un temps, les habitants de l'allée s'étaient mis d'accord pour payer un agent de sécurité à l'entrée de la ruelle. Jusqu'à ce qu'il soit lui aussi complice de vols, s'estimant sans doute pas assez payé pour se contenter de remplir sa tâche.
Notre cave est vide. L'ensemble des objets de loisirs qu'elle contenait a été la cible de vols répétés, étalés d'abord sur plusieurs années. Puis, les vols se sont produits plusieurs fois par mois, comme maintenant. Il nous a semblé inutile de racheter les objets perdus.
Jour 5
Je m'attends à ce que la machine à écrire disparaisse d'un jour à l'autre. L'appartement a été visité durant la journée. Ils n'ont rien pu prendre, à part un sac de riz. Mais ils ont dû repérer la machine. Et se dire qu'ils repasseraient avec un chalumeau pour la déloger de sa table. Etrange sensation d’attachement aux objets que je ne connaissais plus. L'impression de lutter contre l'inéluctable.
Jour 6
Les femmes se déplacent dans les rues sans sac à main ni sac à dos, les hommes, sans sacoche, ni cartable. Tout le monde a l'air d'être sorti pour ne rien faire d'autre qu’une promenade de santé au grand air.
Les gens se rendent au travail si possible à pied, les transports publics étant devenus la cible des pickpockets les plus aguerris. L'argent, seul bien encore géré par la poste et les banques, n'existe plus que sous forme liquide. L'idée de recevoir une fouille corporelle dans un bus sans m'en rendre compte me décourage personnellement au plus haut point. Alors, je marche.
Les rues sont désertes, car les voitures privées n'existent plus. Seuls les véhicules d'utilité publique (éboueurs, transports de marchandises de premières nécessité, transports bancaires) se déplacent sur les chaussées désertes, escortés par des convois policiers.
Un couple de « travailleurs d'intérieur » nous a contactés. Ces personnes proposent de travailler dans l'appartement d'employés obligés de se déplacer durant la journée. Ils y accomplissent leur propre travail, avec, en sus, un dédommagement raisonnable pour ce gardiennage. Et s'ils nous volaient la machine à écrire ?
Jour 7
Finalement, cette machine ne doit pas être si intéressante pour nos visiteurs. Après un nouveau passage (un autre voleur ?), la voilà toujours solidement fixée à la table du salon. Même pas abîmée. Le tas de feuillet posés à côté d'elle n'a pas été bousculé, comme si son petit univers était invisible.
On s'est amusé avec Etienne à rédiger des lettres à la machine pour nos amis et à les poster. Recevoir une lettre dactylographiée, c'est comme recevoir un message du passé, une enveloppe qu’on aurait oublié de poster des décennies plus tôt.
Jour 8
Notre société se divise en deux catégories de personnes. Celles qui, comme moi, ont renoncé à posséder quelconque objet et qui vouent un détachement total à leur lieu de vie. Et celles qui, jouissant de moyens supérieurs à la moyenne, continuent de profiter de certains luxes, comme celui d'avoir une armoire remplie d'aliments, un frigidaire, des bibelots décoratifs... Elles ne veulent pas renoncer au semblant de vie normale qu'elles ont connu par le passé.
Je les comprends totalement. Je crois que ces personnes ne ressentent aucune déception à se faire détrousser régulièrement. Elles rachètent tout simplement de nouveaux objets, en sachant qu'elles les perdront un jour ou l’autre. Elles s’accrochent à une forme d’abondance rassurante, mais fugace.
Jour 9
Comment en est-on arrivé là ? Certains disent que les guerres partisanes du pays en sont à l’origine. Les uns ne supportant plus que la gauche propose des solutions socio-écologiques, les autres, les propositions ultra-sécuritaires de la droite.
D’autres racontent que tout a commencé par les grands déséquilibres mondiaux, que l’on a laissé se dégrader, lentement, les yeux braqués sur nos gadgets technologiques, hypnotisés. Ces mêmes objets ne servaient plus que le discours que l’on voulait bien entendre. On a oublié le respect de l’autre, la nuance du propos, la cohabitation d’opinions divergentes. En définitive, on l’a bien mérité, cet état de siège permanent.
Moi, je ne sais pas trop quoi en penser. A force de vivre dans le présent, sans savoir de quoi demain sera fait, j’avoue ne plus me soucier de la vérité sur cette affaire désormais insoluble.
Jour 10
La presse, les livres, les films et la musique se trouvent en bibliothèque. On peut les consulter sur place, mais pas les emprunter. Les autorités ne veulent pas renoncer à ce trésor, notre civilisation. Elles mettent donc le paquet de ce côté-là pour transformer l’entrée de ces lieux, autrefois feutrés et calmes, en sas de sécurité comparables à ceux des aéroports, quand ceux-ci étaient encore fonctionnels. Mais les voleurs ne s’intéressent pas tellement à leurs contenus, les bibliothèques sont donc tranquilles la plupart du temps.
Cette situation complique mon travail d’enseignante. Avant, je trouvais la plupart des ouvrages qui m’intéressaient dans la bibliothèque de mon collège, que je tenais à jour avec les parutions les plus pointues sur ma période de prédilection, le XIXème siècle.
Maintenant, par pragmatisme, j’apprends et récite mes cours par cœur, sans support, sans tableau noir. « La première révolution industrielle commence à la moitié du XVIIIème siècle au Royaume-Uni, avec l’ère du charbon et de l’invention de la machine à vapeur… ».
Etienne m’a dit qu’il souhaiterait avoir à nouveau un canapé. Qu’il n’en peut plus de naviguer entre notre lit et les chaises soudées autour de notre table du salon. Je lui ai dit :
« Oui, mais pour y faire quoi ? On n’y lit plus rien, n’y regarde plus la télévision depuis des années... » Il me dit : « Être ensemble, se détendre, aussi pour que tu puisses t’allonger durant ta grossesse…» Et je ne peux qu’acquiescer d’envie. Je me demande si cette machine à écrire n’a pas ravivé chez nous la nostalgie de « posséder ».
Jour 11
Les médias ne relatent plus les vols. Ni les débats politiques sur le sujet, qui est devenu un non-sujet. Les gens ont pris acte. Vivent avec. Ils ont renoncé à lutter depuis longtemps. Le cœur est encore lourd, parfois. Bien sûr.
Les grands titres qui ont survécu se contentent de raconter une fois par semaine les bonnes nouvelles du moment. Celles-ci concernent souvent le climat : « La tortue géante de l’île de Pinta et l’otarie du Japon ont fait leur réapparition. »
Les journaux parlent encore de crimes passionnels, de cinglés qui zigouillent femme et enfants, d’incendies et de règlements de compte, comme avant. Mais il faut bien le reconnaître, il n’y a plus grand-chose à raconter de notre société. Un semblant de rubrique culturelle évoque avec mélancolie les expositions qui ont fait date. Les grands musées du monde et leurs expositions mythiques du passé. Aujourd’hui tout ceci a disparu.
Il est dit quelques mots des sorties littéraires et des essais. Il y en a encore. Des livres plutôt courts, écrits à la main, recopiés et reliés par les employés de la bibliothèque aux frais de l’auteur. Autant dire qu'il devient rare de pouvoir lire les écrivains établis au-delà d'un certain périmètre. On se contente de résumés. Le cinéma a disparu.
Les artistes peignent, écrivent, chantent, jouent et montent encore sur scène. Ils savent qu’aucune de leurs œuvres ne sera exposée ni vendue en librairie. Les concerts s’accompagnent d’instruments acoustiques, quand il y en a. Guitare sèche contre guitare électrique. On préfère les performances de rue aux grandes salles bondées d’autrefois, pour des raisons sécuritaires et acoustiques.
Le théâtre en est revenu à son style le plus dépouillé et à des représentations de taille modeste. Les comédiens n’ont pas tous accès aux textes. Ni le temps de les apprendre, car ils exercent tous une autre profession alimentaire. On assiste parfois à des versions tronquées du Roi Lear ou de La Cantatrice chauve. Le tout-appris par cœur est revenu en force. On s’échange nos trucs et astuces, entre enseignants et comédiens.
Jour 12
En rentrant ce soir, j’ai découvert Etienne avec un collègue, concentrés sur la soudure d’un canapé, trouvé je ne sais où. Ils l’ont ramené dans le bus scolaire qu’Etienne conduit toute la journée. Ils m’ont conseillé d’attendre dehors, le temps que l’odeur de colle s’estompe.
Les tissus rouges des coussins sont élimés, mais le canapé reste très douillet. On a invité des amis pour fêter ça et on s’est amusé dans la soirée à écrire à la machine des menus chics de restaurants. « Harmonie d’artichauts et cerisettes de tomates et ses langoustines au citron confit en entrée. Suprême de pintade, sa farandole de cèpes et de pommes fondantes en plat principal... ». Chacun allant puiser dans ses souvenirs.
Jour 13
Je ne sais pas trop où je vais en racontant ce journal. C'est une sorte témoignage, j’imagine. D’une époque où la notion de possession matérielle n'existe plus. Ce qui m'appartient aujourd’hui disparaîtra peut-être demain. A quoi bon s'y attacher ?
On a longtemps confondu possession matérielle et amour. Il suffit que l'un disparaisse pour que l'autre réapparaisse. Les gens ne sont pas moins heureux qu'auparavant. Enfin, je n'en sais rien, je suppose. Les couples continuent d'avoir des enfants. L’humanité, de prolonger cette vie rudimentaire.
Notre enfant doit naître dans un mois et demi. Le médecin vient de me mettre en congé. Les accouchements sont devenus beaucoup plus risqués depuis que les hôpitaux de taille moyenne ont renoncé aux équipements de pointe. Dans le pays, on compte trois ou quatre centres de recherche médicale. Les autres établissements sont retournés à une médecine élémentaire. On verra bien.
Jour 14
Un couple d'amis m'a ramené un petit transistor trafiqué. Je peux le charger grâce à son panneau solaire et capter une émission de jazz produite localement. Ils m'ont dit que l'appareil ne valait rien, qu’il ne risquait pas d'attirer l'attention de visiteurs. Installée sur le canapé rouge, j'admire les animateurs radio qui ne renoncent pas à leur passion, alors qu’ils n’ont quasiment plus d’auditeurs.
Je m'attends à tomber nez à nez avec un voleur d'un jour à l'autre, maintenant que je suis confinée toute la journée à l'intérieur. Au pire, je lui tendrais l'appareil pour qu'il s'en aille.
Un bref coup d’œil à l'appartement permet de se rendre compte que rien ne peut y être emporté facilement. A moins de venir avec du matériel de soudure et d'avoir plusieurs heures devant soi.
Jour 15
A croire que mes mots étaient prémonitoires ! J'ai passé mon après-midi au lit à cacher le petit transistor dans le sac de couchage pendant que les voleurs décollaient le canapé rouge du sol. Ils sont repartis en l'emportant sur leur dos et en m'ignorant totalement. Étienne était déçu en rentrant du travail. C'est le quatrième canapé que nous perdons.
C'est stupide, cet attachement à cette radio. Et à cette machine. Les journées sont un peu longues. Demain, j’irai me promener en forêt.
Note: Texte rédigé en 2015. Adapté en janvier 2024.
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