Vieux
- sandrine perroud
- 22 mars 2024
- 4 min de lecture

Je suis vieux.
Je marche droit devant moi dans la rue, en forçant tout le monde à s’ôter de mon chemin pour éviter la collision frontale. Je porte toujours des sacs à bout de bras, pour augmenter mon envergure et garantir un espace vide autour de moi. J’adopte volontairement une démarche nerveuse, le dos légèrement courbé, comme si je devais me rendre au plus vite quelque part. Une démarche qui dissuade quiconque de m’arrêter.
Je peux enfin gueuler à toute heure de la journée les insultes qui me traversent l’esprit. Quand un jeune écoute sa musique trop fort dans le bus, quand une nana ou un type parle non-stop dans son téléphone. Et je peux même insulter d’autres vieux comme moi, juste parce qu’ils ont eu le malheur de croiser mon chemin.
Voilà. Je suis vieux.
Je n’ai plus à me donner une contenance, à garder un visage neutre ou affable dans mes interactions sociales que je peux réduire au strict minimum. Si l’envie m’en prend, je ne manque pas l’occasion de taper la conversation à ma voisine de bus, en déroulant patiemment un discours sur le « c’était mieux avant ». Ou alors, je me fais mélancolique, en lui disant de profiter de la vie avant qu’il ne soit trop tard. Surtout si c’est une jeune femme, je ne m’en prive pas. Le coup de la mélancolie, ça me rend attachant.
Dans le quartier, je passe pour une sorte de vieil excentrique imprévisible auquel les gens se sont habitués, mais qui ne fait pas vraiment plaisir de croiser. Ni au supermarché, ni dans les transports en commun. Encore moins dans la rue. Les enfants me craignent un peu. Les adolescents gardent de leur enfance des souvenirs troubles de ma présence et préfèrent m’ignorer. Les autres pensent à la déchéance de leurs propres parents en me voyant dérouler mon spleen, assis durant des heures sur le banc devant la petite Migros.
Les vieilles et les vieux me saluent parfois en levant leur canne dans ma direction. Je ne leur réponds que par un grognement indistinct, pour leur rappeler que je ne participe plus à la comédie sociale.
Je me rends chaque jour dans mon Centre d’accueil temporaire pour manger un plat infâme avec d’autres vieux débris comme moi. Je ne manque pas l’occasion de me plaindre de leurs recettes écolos, de leur pseudo viande, leur quinoa, leur boulgour, leur tofu. Beurk ! Je gueule tellement devant le personnel, qu’ils finissent par me demander de la fermer. Je leur reproche alors leur manque de professionnalisme. Etait-ce une manière de parler à un pauvre veuf comme moi ? Dans le fond, ça me fait plaisir de les savoir encore vivants, même en colère contre moi, dans ce lieu où planent la décrépitude et la mort.
J’ai, je crois, épuisé ma femme jusqu’à sa mort. Depuis ma retraite, je m’ennuie ferme. Comme plein d’hommes de ma génération. Je n’y peux rien, moi, si je n’ai eu d’autres loisirs que la télévision et un coup de blanc au bistrot de temps à autre avec les collègues, quand je travaillais. Alors elle a ramassé. Je lui ai asséné un discours amer au quotidien. Je lui ai reproché ses tenues vestimentaires, sa cuisine, ses loisirs, et même d’avoir le corps et le visage aussi fanés que moi. La tourmenter a été ma plus grande distraction. Mais mon ennui l’a précipité dans la tombe. Crise cardiaque. Merci, au revoir. J’aurais préféré partir avant elle. J’ai vraiment merdé.
Il ne me reste plus que les passants à tourmenter. Mes enfants ne font même plus l’effort de venir me voir. Ils organisent quand même un restaurant chic pour Noël. Et là, à peine arrivé, je ne manque pas de me moquer du décor clinquant, pour leur montrer que je ne suis pas dupe de leur culpabilité. J’envoie balader d’un beuglement le serveur à qui je refuse mon manteau. Je pousse des cris offusqués en voyant les prix de chaque plat sur le menu. Il faut vraiment être con pour mettre 55 balles pour un plat de pâte ! Quand les assiettes arrivent, je crie au scandale. Vous m’avez commandé le menu enfant, ou quoi ?
Je ne prends pas les médicaments prescris par mon médecin. Ce dont je rêve, c’est bien sûr de quitter tout ça au plus vite, mais pas sans faire encore un peu chier le monde. J’ai repris la cigarette et la mobylette. Je fais partie des rares ovnis à fumer sur mon vélomoteur, le casque mal enfoncé. De bonnes vieilles cigarettes au goudron. Les plus fortes, évidemment. Ça m’a donné la voix cassée des grands fumeurs et participe à l’horreur que j’inspire aux gamins qui m’entendent gueuler dans la rue.
Des types comme moi, il y en a plein dans mon quartier. On s’ignore la majorité du temps. Parfois, on cause un peu dans un café miteux. Seulement si on s'y rencontre par hasard et que je suis d'humeur. On déverse notre fiel sur ce qu’est devenu le monde jusqu’à ce que la serveuse lève les yeux au ciel et finisse par ignorer nos commandes. Autour de nous, de pauvres bougres grattent des tickets de Loto, d’Euromillion ou de Rento, jouant les restes de leur maigre salaire. Certains vieux ont pris un chien hargneux pour affiner leur personnage. Moi, je ne pourrais pas m’occuper de ces bêtes à poils. Il y a le désavantage des promenades nocturnes… et ça pue vraiment trop, les jours de pluie.
Je suis vieux.
Courses au supermarché.
Vélomoteur. Aller-Retour.
Télé.
Repas de midi au Centre.
Promenade au parc. Banc.
Télé.
Repas du soir au micro-onde.
Télé.
Dormir.
Réveil à l’aube.
Recommencer.
Jusqu’à ce que tout ça s’arrête.
Je me réjouis d'être vieux. Beau texte, bravo!